Promouvoir une démocratie qui permette un contrôle continu et effectif de l’action des gouvernants
Le professeur de droit public – Dominique Rousseau – propose, dans une tribune au « Monde », quatre réformes constitutionnelles qui permettraient aux citoyens d’intervenir dans la fabrication des lois au-delà des seuls moments électoraux. Publié le 19 mars 2021 à 06h00
Le citoyen est le grand absent des formes politiques contemporaines. Il est abondamment cité mais aussi absolument oublié. Car la forme capitaliste de l’économie n’a pas besoin de citoyen mais de travailleur-consommateur. Le libéralisme économique, en mettant « l’individu-en-train-de-se-faire » au centre de sa dynamique, a contribué à révolutionner les sociétés, mais il s’est développé en réduisant progressivement l’individu à sa seule dimension économique, le « laisser-faire » oubliant ou négligeant ses dimensions sociale, politique, culturelle. Et ce développement unidimensionnel a produit de terribles inégalités dans l’accès à l’emploi, à l’éducation, à la santé, au logement qui mettent en cause, aujourd’hui, non seulement la cohésion politique des sociétés mais l’idée même d’individu que le libéralisme portait à l’origine. Le capitalisme écrase l’individu et les marchés imposent leurs lois aux politiques et aux citoyens.
Mais la forme représentative de la démocratie n’a pas davantage besoin de citoyens ; elle a besoin d’électeurs. Sieyès [homme politique et essayiste, 1748-1836] le dit dans son discours du 7 septembre 1789, où il oppose gouvernement représentatif et démocratie : « Les citoyens, déclare-t-il, qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volontés particulières à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet Etat représentatif ; ce serait un Etat démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants. »
Le passage du suffrage censitaire au suffrage universel et les institutions de la représentation n’ont pas changé la réalité des choses s’ils en ont modifié l’apparence. « Au nom de… » reste la règle grammaticale fondamentale de la forme représentative du gouvernement des sociétés politiques.
Élargir l’espace d’intervention
C’est cette période constitutionnelle-là qui prend fin. Pas le principe démocratique. Car, au cœur des mouvements sociaux depuis une vingtaine d’années, un autre cycle s’ouvre qui porte l’exigence plus forte d’une démocratie continue.
Distincte de la démocratie directe – qui abolit toute distinction entre représentants et représentés –, distincte de la démocratie représentative – qui monopolise la fabrication des lois au profit des seuls représentants –, elle définit un au-delà de la représentation parce qu’elle transforme et élargit l’espace d’intervention des citoyens en inventant les formes et procédures leur permettant d’exercer un travail politique : le contrôle continu et effectif, en dehors des moments électoraux, de l’action des gouvernants. Article réservé à nos abonnés Lire aussi « Démocratie délibérative, participative : et pourquoi pas directe ? »
Les fondements constitutionnels de cette forme de démocratie se trouvent dans… la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. A l’article 6, qui affirme que « tous les citoyens ont le droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à la formation de la loi ». Et dans l’exposé des motifs, où les révolutionnaires expliquent qu’avec l’énoncé des droits il s’agit de permettre aux membres du corps social de comparer les actes du pouvoir législatif et ceux du pouvoir exécutif aux droits énoncés et, le cas échéant, de permettre aux citoyens de réclamer le respect de ces droits par les représentants. Comparer et réclamer. Autrement dit, le corps des citoyens a deux organes : la voix et l’œil. La voix pour voter mais aussi pour réclamer, crier, revendiquer. L’œil pour regarder, comparer, surveiller l’action de leurs représentants.
Une Assemblée sociale
Sur ces fondements, quatre propositions de révision constitutionnelle. D’abord, l’institutionnalisation des assemblées primaires de citoyens, qui regrouperaient tous les citoyens d’une circonscription électorale et auxquelles seraient soumis les projets de lois avant qu’ils ne soient discutés à l’Assemblée nationale et au Sénat. Inscrites dans la Constitution, ces assemblées primaires de citoyens seraient donc permanentes – à la différence du référendum d’initiative citoyenne, qui est intermittent – et garantiraient une action continuelle sur les affaires de la cité. Ensuite, l’institutionnalisation des conventions de citoyens réunissant une quinzaine d’entre eux tirés au sort pour délibérer et produire une proposition normative sur un sujet d’intérêt général. Encore, le statut constitutionnel de lanceur d’alerte civique. Enfin, à côté de l’assemblée des territoires – le Sénat – et de l’assemblée de la nation – l’Assemblée nationale –, la création d’une nouvelle assemblée constitutionnelle, l’Assemblée sociale, qui remplacerait le Conseil économique, social et environnemental. Elle aurait trois compétences principales : organiser les conventions de citoyens ; accueillir les pétitions des citoyens − les analyser avec les pétitionnaires et des citoyens tirés au sort et les transmettre à l’Assemblée nationale et au Sénat pour que ces assemblées répondent à ces initiatives −; délibérer à égalité de pouvoir avec le Sénat et l’Assemblée nationale sur les projets et propositions de loi.
Qualifier cette forme de démocratie de « continue » plutôt que de « délibérative » ou de « participative » exprime le souci d’introduire un élément souvent oublié de la réflexion constitutionnelle, le temps. La forme actuelle de la démocratie est participative : les citoyens participent aux élections qui font les représentants et les politistes étudient la participation électorale. La forme actuelle de la démocratie est aussi délibérative : les parlementaires délibèrent des projets de lois.
L’expression « démocratie continue » veut signifier que la démocratie ne s’arrête pas à un moment donné, l’élection, mais que les citoyens continuent d’intervenir dans la fabrication des lois entre deux moments électoraux ; elle veut signifier qu’elle ne s’arrête pas aux portes de la famille, de l’entreprise, de l’État, mais qu’elle continue dans toutes les sphères de la société ; elle signifie qu’elle est une forme de société et non seulement une forme de gouvernement ou une forme d’État.
Dominique Rousseau est professeur de droit public à l’université Paris-I – Panthéon-Sorbonne.