Manifeste du temps des communs
Ce manifeste est né des suites de l’appel dit du « Big Bang », lancé au lendemain des élections européennes de 2019. Il est écrit par des personnalités issues de différentes cultures politiques, notamment écologistes, insoumises, communistes et socialistes, et/ou impliquées dans le mouvement social, la vie intellectuelle, le monde artistique.
La colère face à l’atomisation des forces sociales et écologistes, comme les difficultés structurelles auxquelles sont aujourd’hui confrontées les gauches, a nourri notre volonté de contribuer à l’émergence d’un projet et d’une stratégie pour gagner, et notamment à la présidentielle et aux législatives de 2022. Le désastre de l’ère Hollande, qui s’inscrit dans une longue dérive néolibérale de la social-démocratie partout en Europe, pèse sur la crédibilité à gauche pour porter une espérance de changement véritable et de progrès humains. Nous sommes convaincus qu’il est possible d’inverser la mauvaise donne politique actuelle et de déjouer le funeste duel Macron/Le Pen par le rassemblement sur un contenu de transformation en profondeur, social et écologiste. Dans cette perspective, nous pensons qu’il faut commencer par le « quoi » avant de trancher le « qui ».
Ce manifeste est une contribution qui a vocation à être débattue, amendée, ajustée. Nous y avons mis nos convictions et nos partis pris, en cherchant avant tout à dégager la cohérence d’une vision émancipatrice au XXIe siècle.
Christophe Aguiton, Clémentine Autain, Marie-Pierre Boursier, Patrice Cohen-Séat, Alain Coulombel, Elsa Faucillon, Frédérick Genevée, Jérôme Gleizes, Pierre-François Grond, Ingrid Hayes, Prune Helfter- Noah, Pierre Khalfa, Benjamin Lucas, Marie Luchi, Roland Merieux, Claire Monod, Frank Mouly, Willy Pelletier, Sophie de la Rochefoucauld, Sophie Taillé-Polian.
Une version papier à 5 euros sera disponible en librairie d’ici quelques jours. Voici le le lien pour le télécharger en version électronique (PDF) : http://www.editions-arcane17.net/sites/default/files/2020-09/manifeste_tps_des_communs_COMPLET-2.pdf
Critique amicale du manifeste des temps communs
On ne peut qu’admirer l’ampleur du dessein avec lequel on ne peut qu’être d’accord. Il est donné dans le dernier paragraphe (p.79-80) : « Nous affirmons les principes de mise en commun des ressources et des richesses comme des pouvoirs, des savoirs et des temps. C’est dans le partage et la quête d’émancipation humaine que se trouve la clé pour vivre mieux, toutes et tous. (…) Notre horizon allie l’ambition sociale et l’exigence écologique. (…) Cette vision doit embrasser résolument les luttes pour l’égalité, entre les sexes et les sexualités, entre toutes les personnes, quels que soient leur couleur de peau, leur origine ou leur lieu d’habitation. La construction de majorités sociales et politiques dépend de notre capacité à allier toutes celles et ceux qui sont assoiffés de justice sociale et de transition écologiste. »
Ce Manifeste prend en compte un grand nombre de débats actuels, sur la marchandisation généralisée, sur l’accélération du temps, sur l’ampleur de la destruction de la planète, etc. et la volonté de dépasser la situation délétère actuelle.
Il n’en reste pas moins qu’il y a des nœuds que les auteurs ne parviennent pas à dénouer et ils restent en deçà de ce qu’il faudrait pour atteindre leurs objectifs.
Premier nœud : la démocratie.
La question de l’État et des institutions est, à mon sens, le nœud principal. Or, il est central, voire décisif sur le type de société à mettre en place si l’on ne veut pas rester prisonniers de ce monde-ci. La difficulté, comme souvent, se manifeste dans l’usage du vocabulaire hésitant pour parler du nouveau système politique à mettre en place et du rôle des citoyen.nes. Successivement ces nouvelles institutions se voient nommer « démocratie nouvelle génération » (p.10), « démocratie citoyenne » (p. 14), « démocratie active » (p. 52). L’embarras est manifeste, et cela est étonnant car il y a une critique du système actuel qui aurait pu et dû les conduire à trouver une expression dénouant la difficulté.
« La crise actuelle est celle de l’épuisement historique des modèles de démocratie représentative… »(p.52). Les modèles étant épuisées, il faut en toute logique se tourner vers un nouveau modèle, voire se donner comme tâche de le créer, en tout cas le nommer pour mettre un « signifiant » indiquant une rupture avec ces institutions épuisées. Nous avons la faiblesse de penser que ce nouveau modèle devrait s’appeler « première démocratie » et qu’il faut la concevoir comme « démocratie directe » afin d’avoir une opposition claire et nette avec des institutions d’ancien régime, les différentes formes de républiques.
Pourquoi cela n’est-il pas dit ? Complétons la phrase de la page 52 : « La crise actuelle est celle de l’épuisement historique des modèles de démocratie représentative qui n’ont pas su se renouveler ». Devons-nous comprendre qu’il y a un renouvellement possible de modèles épuisés, c’est-à-dire un renouvellement possible de la démocratie représentative ? Si tel est le cas, on comprend alors les embardées des signifiants pour parler d’une démocratie nouvelle qui en réalité de le sera pas vraiment !
Et c’est bien le cas ! Les paragraphes 86 à 88 cherchent à proposer un « nouveau modèle de représentation ». Dans une phrase contradictoire, il est affirmé que « remettre les citoyen.nes au cœur des institutions, c’est aussi mettre la représentation nationale au centre de tous les pouvoirs. » Cette phrase affirme donc 1. que la « représentation » sera le « centre » de tous les pouvoirs, ce qui est déjà manifestement le cas même si les modèles en sont épuisés ! 2/ que les citoyen.nes seront au « cœur » des institutions. On peut penser soit que le « cœur » des institution et le « centre » de tous les pouvoirs sont la même chose, et alors cela fera un bel embouteillage de légitimité ou bien qu’ils sont différenciés ce qui signifierait que les citoyens n’ont pas le pouvoir et que nous en restons à la situation actuelle !
Mais il y a plus, le paragraphe 88 indique qu’il faut restaurer la prééminence du rôle de l’Assemblée nationale, en faisant dépendre l’exécutif de celle-ci. Et comme la fin du paragraphe veut réaliser « une exacte proportionnalité entre les partis et courants politiques », le modèle idéal est celui proposé par les anti fédéralistes américains, par Melancton Smith en particulier, et qui n’est pas sans rappeler la IVème république. Nous ne sommes pas dans un nouveau modèle mais dans un modèle épuisé !
Le flottement linguistique se comprend, Ce texte ne pouvait pas parler de « démocratie directe » puisque la référence demeure un succédané de la IVème république !
Que propose de neuf ce manifeste pour penser pouvoir utiliser ce flottement linguistique ? Au paragraphe 69, il est indiqué que la démocratie active doit « notamment non seulement intégrer largement le contrôle et l’intervention citoyenne dans la définition et la planification des besoins collectifs, mais également une organisation démocratisée et décentralisée de l’État lui-même et de ses services publics, autorisant des formes d’autogestion et d’auto-organisation par les agents, assortie d’un large contrôle citoyen sur la manière dont ils fonctionnent. » Si l’on comprend bien la construction institutionnelle qui est proposée, il y existe bien un « cœur citoyen des institutions » et un « centre représentatif » ayant le pouvoir. Le « cœur citoyen » aura la possibilité de proposer des référendums, et diverses formes de Conseils citoyens mais le « centre du pouvoir » fonctionnera comme aujourd’hui sur la représentation. On a ainsi à la fois une avancée importante de ce qui ne peut se nommer que « démocratie directe » et un recul appréciable de ce qui se nomme « représentation ». Mais l’on voit que le dur du pouvoir et de la construction demeure la représentation. Cette construction baroque ressemblerait à un édifice gothique (la représentation est une création conceptualisée par Marsile de Padoue – XIIIe/XIVe siècle – pour comprendre la nature des Conciles de l’Église catholique) auquel on aurait joint des éléments modern style.S’il peut exister un architecte génial produisant un tel monument qui soit beau tant mieux mais nous avons quelques doutes sur la solidité d’un tel attelage d’institutions bancales. Pourquoi ne pas avoir continué l’effort d’aggiornamento en basculant clairement vers une démocratie impliquant la « participation directe » (début du §80) soit une démocratie directe ?
Il y a là un nœud qui affaiblit ce que propose de positif Le manifeste du temps des communs et cela est fort dommage dans le contexte actuel qui demande une révolution pour échapper aux dangers mortels de notre temps.
Deuxième nœud : sur quelques problèmes.
Manifestement, si l’on ose dire, ce texte aurait mérité d’éviter quelques expressions malheureuses qui font sursauter le lecteur.
A la page 7, celui-ci lit que « le capitalisme est devenu mortifère », mais le lecteur se souvient d’avoir lu dans le Capital le passage suivant à propos de l’accumulation primitive du capital : « Le mouvement historique qui convertit les producteurs en salariés se présente donc comme leur affranchissement du servage et de la hiérarchie corporative. De l’autre côté, ces affranchis deviennent vendeurs d’eux-mêmes qu’après avoir été dépouillés de tous leurs moyens de production et de toutes les garanties d’existence offerte par l’ancien ordre des choses. L’histoire de leur expropriation n’est pas matière à conjecture : elle est inscrite dans les annales de l’humanité en lettres de sang et de feu indélébiles.1 »
Dans le paragraphe 7, il est écrit que les logiques capitalistes visent à maximiser le profit et à accumuler un capital de plus en plus rare » (p.10). Or en fait le problème des capitalistes contemporains est que le capital à réinvestir n’est pas de plus en plus rare mais au contraire de plus en plus important et qu’ils ne savent plus où et comment le réinvestir ! Pour le réinvestir, il faut qu’ils recommencent ce que Marx nomme « accumulation primitive du capital » qui doit se comprendre comme « accumulation première du capital » toujours à recommencer. Cette accumulation se fait mondialement et apparemment sans fin : cartels de la drogue, esclavage de population entière (40 millions de personnes dans le monde), trafic d’êtres humains (prostitution, etc..), expulsion de population entière de leur habitat : Afrique, Brésil, etc.
Encore à propos de ce que l’on doit au capitalisme : « ..jamais nous n’avons eu à notre disposition autant d’outils nous « faisant gagner du temps » » mais pourtant notre époque vit à un rythme effréné ! « La cause première est à chercher du côté des rythmes et exigences du capitalisme contemporain. » (p.32). Mais le capitalisme dès sa naissance a été un accélérateur du rythme de production et du cycle du capital. Marx l’examine, entre autres, avec la question de la plus-value extra, et il a bien compris que la vitesse de rotation du capital est une garantie de la production de la valeur : « C’est donc la vitesse de circulation, le temps mis pour accomplir un circuit, qui détermine la quantité de biens susceptibles d’être produite en un délai donné, le nombre de fois où, en un temps donné, le capital peut fructifier, reproduire et multiplier sa valeur. 2» Le capitalisme a ainsi non seulement colonisé l’espace ce qui crée le problème écologique mais aussi le temps ce qui crée le rythme effréné de notre époque !
Au début de la partie Pour une société de biens communs, les auteur.es écrivent : « Les biens communs apparurent dans l’Angleterre médiévale… » (p.23). Il s’agit, sans doute d’une maladresse d’écriture. Les biens communs existaient bien avant l’Angleterre médiévale ! N’importe quelle société doit distinguer entre les biens « privés » et les biens « publics ». Il arrive que des sociétés délibèrent pour savoir si tel type de biens est un bien « privé » ou « commun ». Mais que cela soit explicite ou pas, cette division entre « privé » et « public » est nécessaire au fonctionnement de toutes sociétés.
Troisième nœud : sur le « logiciel » conceptuel.
La notion de « commun » est très ancienne mais nos auteur.es n’indiquent jamais à partir de quels critères elles/ils décident qu’un bien rentre dans telle ou telle catégorie, ni d’ailleurs quel sens a cette notion ni quels statuts peuvent avoir ces biens. Il y a là un chantier immense qui doit nécessairement être mené si l’on veut mener à bien une sortie au-delà de cette société mortifère. Sans doute ont-ils réservés ces questions pour un autre « manifeste », un espèce de discours de la méthode sur comment traiter de la question des communs.
Jean-Paul Leroux
17-21 septembre 2020
Pour répondre à cet appel à débattre…
Il faut commencer par saluer tout à la fois l’ambition de ce manifeste : « dégager la cohérence d’une vision émancipatrice au XXIe siècle. » et la volonté d’ouverture des signataires qui ont tenu à le présenter non comme un objet fini mais comme « une contribution qui a vocation à être débattue, amendée, ajustée.»
Les 13 chapitres de ce document balaient nombre des questions qui permettent de montrer qu’une autre société est souhaitable et possible tout en indiquant des pistes pour y parvenir.
Mais, puisque nous y sommes invités, je me sens autorisé, en toute fraternité, à indiquer ce qui m’apparaît comme des angles morts, des points discutables, des questions en suspens et à pointer un certain nombre de manques de ce texte pourtant déjà fort de 80 pages.
Dès la première lecture, apparaît manifestement une volonté de changement dans le vocabulaire auquel nous sommes habitués : effondrement vs crise ; archipel vs front ; cosmopolitisme vs internationalisme, etc.
Cela induit une petite difficulté puisque ces termes, parfois polysémiques, ne sont pas définis et qu’on ne dit pas pourquoi ils ont été préférés à d’autres plus couramment utilisés au sein de notre champ habituel de discussion, avec ses controverses balisées.
Sans doute sera-t-il nécessaire de revenir sur ces points et de les préciser ou, à tout le moins, d’indiquer les auteur-e-s ou courants auxquel-le-s se réfèrent les rédactrices et rédacteurs du manifeste pour ces notions qui sont encore largement en débat. C’est d’ailleurs ce qui a été fait pour la notion de mondialité page 68.
À défaut, le manque de stabilité conceptuelle risque de provoquer de la confusion voire quelques glissements. Nous en avons une illustration avec le chapitre consacré à la démarchandisation. On pouvait s’attendre logiquement à y trouver quels sont les biens considérés comme vitaux, essentiels, ou consubstantiels à une citoyenneté sociale que les auteurs voudraient extraire de la sphère du marché. On espérait plus encore découvrir ou au moins voir esquisser la façon dont ils pensaient y parvenir. Las ! Dans ce chapitre, on parle pour l’essentiel de décroissance à plusieurs reprises, de relocalisation et de partage. Le tour de la question reste donc à faire.
Le manifeste réserve une heureuse surprise suffisamment rare pour être notée : la culture et l’éducation y occupent un chapitre entier ! On y lit quelques rappels bienvenus : « L’école a la mission d’accompagner les élèves vers le monde qui vient, celui qu’ils contribueront à construire, à transformer. » Au vu de mes engagements de longue date en temps que militant de la pédagogie Freinet, je me suis retrouvé dans de nombreuses formules parmi lesquelles : « La visée démocratique de nos outils éducatifs doit servir de fil à plomb des politiques publiques. », « À ne faire de l’école qu’une institution chargée de la transmission des savoirs, on s’éloigne de sa force de socialisation. », « une école tournée vers l’esprit critique, la réalisation de soi, l’ouverture au monde, l’apprentissage de savoirs multiples non tournés vers la quête de rentabilité pour le monde marchand ».
Ma déception a donc été grande en constatant que, dans ce texte qui vise à promouvoir la cohérence d’une vision émancipatrice, on ne trouve aucune référence aux réflexions et expériences que les mouvements pédagogiques et d’éducation mènent depuis de nombreuses années en mettant en œuvre « une éducation qui, parce qu’elle considère l’enfant comme un être social, une personne à part entière, lui apporte les aides appropriées à ses apprentissages en ne les isolant pas artificiellement de ses expériences, et développe ainsi sa capacité à être auteur et acteur des nécessaires évolutions sociales. » Comment se priver des réflexions et des expérimentations pédagogiques et institutionnelles – au sein même de l’école publique – du GFEN ou de l’ICEM Pédagogie Freinet, entre autres, si on veut transformer l’école ? Les activités de ces mouvements, comme de larges pans des pratiques professionnelles des enseignants devraient être reconnues, en lieu et place des prétentions ministérielles : le service public a les moyens de se maintenir et de se renouveler à l’opposé de ses gestionnaires ministériels…
Avant de passer à la suite, un autre regret au passage : le droit à mourir dans la dignité a été omis dans les nouveaux droits évoqués page 55 à 58.
Le chapitre intitulé « Pour une Europe post-capitaliste et écologiste » fait preuve d’une réflexion approfondie sur l’Europe que nous voulons et sur les moyens d’y parvenir. Il y est affirmé que « Cette perspective d’une Europe refondée pose la question de la stratégie pour y arriver. » Cette dernière est d’ailleurs assez largement esquissée. Par contre, de façon étonnante, le texte ne dit rien sur la question de la BCE qui joue pourtant un rôle fondamental dans les stratégies libérales à l’échelle de l’Europe. Est-ce un choix ou un oubli ? La question mérite d’être posée.
Le dernier chapitre invite à construire de nouvelles majorités sociales et écologistes pour parvenir à une transformation en profondeur de la société. Quelques principes sont posés qui devraient faire largement accord : « allier l’ambition sociale et l’exigence écologiste », « embrasser résolument les luttes pour l’égalité, entre les sexes et les sexualités, entre toutes les personnes, quels que soient leur couleur de peau, leur origine ou leur lieu d’habitation », « allier toutes celles et ceux qui sont assoiffés de justice sociale et de transition écologiste. »
Parvenu à la fin du texte, je m’interroge d’autant plus légitimement sur l’absence de deux sujets majeurs : la police et la justice. Les questionnements sur ces deux institutions – depuis la mobilisation des gilets jaunes jusqu’à celle autour du comité Adama – ont pourtant alimenté et alimentent encore les réflexions et les mobilisations. Impossible d’inviter à rejeter tout aménagement de l’ordre existant et à ouvrir des perspectives de transformation de la société sans prendre à bras le corps ces questions.
Ne serait-il pas souhaitable que, complémentairement au « Plan de sortie de crise » produit par le collectif Plus jamais ça !, existe un texte de repère « une démocratie vivante maintenant »… ?
Ce livre, jalon pour une mobilisation, englobant consciemment les échéances électorales au lieu de s’en paralyser, sonne comme un encouragement : encore un effort camarades !
Jean-Marie Fouquer
25 septembre 2020