« Pour déconfiner la France politiquement, il faut reconnaître la compétence des citoyens»

Par Dominique ROUSSEAU, Professeur de droit constitutionnel

Pour « abolir la monarchie sous sa forme républicaine », le juriste Dominique Rousseau propose, de supprimer le Conseil d’État, de créer, à côté des deux chambres, une assemblée des citoyens dotée d’un pouvoir délibératif, d’avoir un président qui préside et un premier ministre qui gouverne.

Publié dans Le Monde, le 23 juin 2020 : « Pour déconfiner la France politiquement, il faut reconnaître la compétence des citoyens »  

Tribune. La France a été confinée pour cause sanitaire pendant trois mois. C’est long ! Mais sur le plan constitutionnel, elle est confinée depuis deux siècles. C’est très long ! Elle a connu un court moment de déconfinement en 1789 puis, très vite, Napoléon l’a reconfinée sous la férule de l’État. Et malgré quelques tentatives de sortie – 1848, 1871, 1945, 1968 – elle reste enfermée. Il est temps de faire tomber les murs, de libérer les énergies de la société, de faire confiance à l’intelligence des citoyens.

Déconfiner la France, c’est d’abord supprimer le Conseil d’État. Saisi obligatoirement de tous les projets de loi, celui-ci émet, avant leur passage devant le conseil des ministres, un avis sur leur qualité rédactionnelle, sur leur juste connexion avec l’ordre juridique, sur leur cohérence avec les traités internationaux et la législation européenne, sur leur conformité à la Constitution et même sur leur opportunité politique.

De par ces fonctions, le Conseil d’État est l’institution centrale de L’État : tout passe par lui. Il aide à l’administration de la République comme autrefois le Conseil du Roi, dont il est l’héritier, aidait à administrer le Royaume et plus tard Napoléon à administrer l’Empire. C’est pourquoi il est composé de hauts fonctionnaires formés par une école spéciale, l’École nationale d’administration (ENA) qui, comme son nom l’indique, apprend à ses élèves les méthodes, les techniques, les stratégies et la langue par lesquelles se dirige un ministère, une entreprise, une banque ou une compagnie d’assurance, bref, comment s’administre le pays.

Le Conseil d’État a perdu son statut

L’histoire ne permet pas de valider la prétention du Conseil d’État à se nommer juge des libertés. Chacun sait qu’il a été recréé après la Révolution parce que Bonaparte ne voulait pas que le tribunal de cassation juge des actes de l’administration. Le contentieux administratif devait relever de l’administration ou d’une institution spéciale, le Conseil d’État, placée sous l’autorité de l’exécutif et invitée à être soucieuse du respect des prérogatives de l’administration.

Cette histoire est toujours là : ceux qui traitent le contentieux administratif ne sont pas des juges formés par l’École nationale de la magistrature mais par l’ENA. Ce qui faisait dire à Michel Debré (1912-1996) : « La magistrature administrative n’existe pas ; il y a seulement des fonctionnaires administratifs qui occupent des fonctions de juges. »

Sans invoquer les conflits d’intérêts nés de la présence croisée et alternée des conseillers d’État dans les cabinets présidentiels et ministériels, dans les banques, les assurances, les cabinets d’avocats d’affaires, les directions de chaînes de télévision et même de Sciences Po, le Conseil d’État a perdu son statut de lieu où se fabrique et est servi l’intérêt général.

Il l’a été. La construction bonapartiste et jacobine de l’État doit beaucoup à cette institution créée en 1799 par Napoléon Bonaparte et qui faisait revivre le Conseil du Roi. Le Conseil d’État correspondait parfaitement au moment politique de l’État ; il ne correspond plus à celui de la démocratie qui est le moment politique de la société. Il développe une pensée d’État et parle avec des mots d’État alors que la France a besoin d’une pensée de la société avec des mots de la société. Elle les trouvera dans une « élite » qui, au lieu d’être mono-formatée par l’ENA, sera formée au sein des grandes universités et par l’expérience sociale. Pour cela, le contentieux administratif devrait être transféré à la Cour de cassation où seraient créées deux chambres administratives sur le modèle des chambres civiles, criminelle ou sociale, et le rôle consultatif dévolu au ministère de la justice qui deviendrait le ministère de la loi.

Déconfiner la France, c’est ensuite reconnaître la compétence politique des citoyens. Une des causes de la crise des démocraties représentatives est la monopolisation, par les élus, du pouvoir de décider des lois et des politiques publiques. Les élus considèrent que les citoyens sont juste compétents pour élire leurs représentants et qu’ils doivent ensuite les laisser décider.

Continuer à peser sur la fabrication des lois

Or, depuis plusieurs années maintenant, en France et ailleurs, les citoyens réclament la possibilité d’intervenir entre deux moments électoraux pour continuer à peser sur la fabrication des lois. Partout, des conseils de quartier, des collectifs de citoyens se forment ; les pétitions se multiplient sur tous les sujets ; certains élus, conscients du changement d’époque, organisent des consultations par Internet avant le vote d’une loi. Toutes ces initiatives manifestent l’énergie sociale, la vitalité politique de la société mais souvent elles se perdent parce qu’elles ne trouvent pas une institution qui pourrait les porter dans la durée. La nation a sa chambre, l’Assemblée nationale ; les territoires ont la leur, le Sénat ; les citoyens, qui sont tout dans la société mais rien dans les institutions, doivent aussi avoir leur chambre.

Cette « Assemblée des citoyens », qui remplacerait le Conseil économique, social et environnemental, aurait compétence pour organiser la consultation du public sur les conséquences sociales et environnementales à long terme des politiques publiques. Son fonctionnement reposerait sur trois principes. Le premier est la reconnaissance d’un pouvoir délibératif semblable à celui de l’Assemblée nationale. Un pouvoir consultatif ne suffit pas. Pire : il est dangereux car il favorise le corporatisme. N’émettre que des recommandations ou des avis laisse libre cours à l’expression des intérêts particuliers.

Au contraire, en participant au vote des lois, l’Assemblée des citoyens abandonne cette posture « facile » d’émettrice de vœux pour le travail « difficile » d’arbitrage entre les intérêts et d’échanges sur la rédaction des lois. Un pouvoir consultatif déresponsabilise une assemblée, un pouvoir délibératif la responsabilise.

Le deuxième principe est l’adoption d’une procédure délibérative transversale par la constitution de commissions thématiques, toujours afin d’éviter le corporatisme quand chaque groupe social a « sa » commission et fait prévaloir « ses » intérêts. Le dernier principe est le choix du mode de désignation de ses membres qui devrait combiner tirage au sort et présence des « forces vives de la nation » que sont les associations, syndicats, coopératives, sociétés savantes…

Un système aujourd’hui dangereux

Déconfiner la France, c’est enfin abolir la monarchie sous sa forme républicaine. Le système de la Ve République est équivoque et, aujourd’hui, dangereux. L’équivoque est dans la dyarchie au sommet de l’État. Une dyarchie douce ou conflictuelle, apaisée ou violente, mais où le président et le premier ministre sont toujours en concurrence, où chacun cherche constamment à redéfinir à son profit le champ de ses compétences : de Gaulle/Pompidou en 1968, Pompidou/Chaban en 1972, Giscard/Chirac en 1976, Mitterrand/Chirac en 1986, Mitterrand/Rocard en 1991, Sarkozy/Fillon en 2010, Hollande/Valls en 2016 et sans doute bientôt Macron/Philippe !

La dyarchie ne tient pas à la couleur politique des acteurs – droite ou gauche – ni à la situation politique – cohabitation ou concordance des majorités présidentielle et parlementaire. Elle est structurelle, elle tient à l’incompatibilité entre un président qui gouverne, élu par le peuple, et un premier ministre responsable de sa politique devant les députés, élus par le peuple.

L’équivoque constitutionnelle

Depuis 1962, « on » bricole avec cette équivoque. D’abord, avec les cohabitations qui ne sont que des arrangements politiciens en attente de l’élection présidentielle qui doit remettre les choses dans l’ordre élyséen. Ensuite, avec l’instauration du quinquennat en 2000 et l’organisation des élections législatives dans la foulée de la présidentielle qui n’ont empêché ni les désaccords au sommet de l’État – Chirac/Sarkozy entre 2002 et 2007, Sarkozy/Fillon entre 2007 et 2012 – ni la faiblesse de l’exécutif à deux têtes – Hollande/Valls. Il faut en finir avec ces bricolages et lever l’équivoque constitutionnelle.

Par où commencer ? Par la dyarchie qu’il convient de réduire. Inutile pour cela de supprimer l’élection populaire du président de la République : au Portugal, en Irlande, en Pologne, en Autriche, l’élection présidentielle n’a pas produit la primauté présidentielle, le président est élu mais c’est le premier ministre qui gouverne. Pour faire basculer le pouvoir sur la seule tête du premier ministre, la constitution devra disposer que le président ne siège pas au conseil des ministres, que ce conseil est présidé par le premier ministre et se tient à Matignon. Mis hors du lieu où se détermine chaque semaine la politique du pays, le président glissera progressivement vers une magistrature morale assurant la stabilité des institutions mais ne gouvernant plus.

De là, il faudra reconstruire l’Assemblée nationale comme espace du débat politique par l’adoption du scrutin proportionnel pour l’élection des députés. Ce scrutin, beaucoup critiqué, a deux mérites : celui de l’honnêteté politique puisqu’il garantit à chaque grand courant politique une représentation conforme à son influence dans la société ; celui de favoriser le débat et les compromis alors que le scrutin majoritaire produit mécaniquement les députés « godillots », durcit artificiellement les antagonismes et nuit à la recherche politique de compromis.

A cette Assemblée reviendra le pouvoir d’investir le premier ministre. Cette investiture vaudra contrat entre le gouvernement et la majorité de députés ayant approuvé le programme. En cas de rupture du contrat, les deux partenaires sont « touchés » : le gouvernement démissionne et l’Assemblée est dissoute. Ce mécanisme du « contrat de législature », inspiré des réflexions de Pierre Mendès-France, permet de satisfaire quatre exigences politiques : la clarté, puisque l’opinion publique est témoin du programme sur lequel le contrat est conclu ; la stabilité, puisque la durée de vie du gouvernement et de l’Assemblée est liée et garantie par le contrat ; la responsabilité, puisque la fin simultanée des deux partenaires oblige chacun à mesurer les conséquences d’une rupture du contrat ; le suffrage universel, puisque le peuple est appelé à trancher le conflit en cas de rupture entre la majorité parlementaire et le gouvernement.

Et le Sénat ? Toujours discutée, sa place dans la nouvelle configuration constitutionnelle sera assurée par une réforme radicale de l’organisation territoriale donnant aux lois de décentralisation de 1982 et à la révision de 2003 leur pleine portée. La République ne serait plus « décentralisée » ; elle serait fédérale, et le Sénat légitime à représenter les entités fédérées. Et le 14 juillet retrouverait ainsi son nom de « fête de la Fédération » !

Dominique Rousseau (Professeur de droit constitutionnel)

Dominique Rousseau est professeur de droit constitutionnel à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, auteur notamment de Radicaliser la démocratie. Propositions pour une refondation (Seuil, 2015).

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